Nucléaire et cinéma : l’atome crochu ?
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Nucléaire et cinéma : l’atome crochu ?
On "célèbre" ce 26 avril les 25 ans de la catastrophe de Tchernobyl, tandis que celle de Fukushima continue de hanter l’actualité. Comment le cinéma représente-t-il le fait nucléaire ? Réponse(s) d'une spécialiste, Hélène Puiseux... Dossier réalisé par Alexis Geng
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Directeur d’études pour la chaine de Cinéma, télévision et mythologie contemporaine à l’Ecole pratique des Hautes Etudes jusqu’en 2002, Hélène Puiseux est notamment l’auteure de L'Apocalypse nucléaire et son cinéma [éd. du Cerf, 1988].
A quel moment le cinéma commence-t-il à s’emparer du fait nucléaire ? Avant les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki ?
Un petit peu avant. Dans mon livre, je mentionnais quelques films sortis avant la guerre et portant sur la radioactivité [entre autres The Invisible Ray ou la série The Phantom Empire]. Il y en a eu assez peu, mais c’est tout de même une puissance qui a paru intéressante assez vite pour que le cinéma s’en empare et raconte des histoires sur le sujet. Donc même avant-guerre, j’avais repéré sept ou huit films, sortis aux Etats-Unis, qui évoquent la puissance du radium, ce matériau mystérieux qui émet de la lumière et des rayons. Un matériau quand même dangereux, on s’en est aperçu tout à fait au début de la radioactivité, c’est-à-dire avant 1900. Quand le radium a été découvert, on trouvait dans les journaux de la pub pour que les gens en achètent, "Regardez vos os de la main à travers la peau, chez vous ! Voyez comme c’est amusant, la physique amusante", etc. Les gens se sont brûlés immédiatement et les pubs ont disparu, on a compris que ce n’était pas seulement "amusant", mais puissant et dangereux.
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Qu'en est-il de l'après-guerre, et des images d'Hiroshima ou Nagasaki ? Existe-t-il par ailleurs des films qui représentent l’atome "positivement" (hors Japon, notamment) ?
Au cinéma, on reste plutôt dans l’inquiétude parce que le nucléaire est lié à la guerre. Durant l'immédiat après-guerre et jusqu’en 1950 il n’y a pratiquement rien, pour une bonne raison : on ne dispose pas des images réelles [d'Hiroshima et Nagasaki]. Celles-ci sont restées secrètes, top défense etc. jusqu’en 1995 aux Etats-Unis. Il s’est passé cinquante années pendant lesquelles les images filmées ont été confisquées. Hiroshima a été filmé par des Japonais, tout de suite après, et naturellement par les militaires américains - qui ont amplement filmé. Mais ces derniers ont confisqué les documents japonais et emporté le tout, classé secret défense, à Washington. Ces images ont été diffusées au compte-gouttes, avant qu’en 1995 le secret ne soit levé. Du coup les films de la commémoration du cinquantenaire cette même année ont dévoilé des documents encore jamais vus, le stock a été ouvert après cinquante ans passés à devoir se contenter de fragments - je ne sais même pas s’il l’a été entièrement, mais enfin une bonne partie a été mise au jour. Ce cinquantenaire était donc intéressant, parce qu’il y avait pas mal de documentaires utilisant les images de l’époque. Néanmoins elles n'ont pas été tant vues que cela, aucun film n’est vraiment sorti en salles, c’était plutôt télévisuel, mais les gens qui voulaient bien regarder ces images ont pu y accéder. Ce n’était pas le cas dix ans plus tôt, pour les quarante ans d’Hiroshima, où il n’y avait presque rien eu, peut-être une dizaine de petits documentaires sur les chaînes françaises, italiennes, allemandes. Pour le cinquantenaire, c’était donc plus conséquent, d’autant qu’entretemps il y avait eu Tchernobyl. En 1985 [pour les 40 ans], on était encore dans "l’innocence de la guerre", si je puis dire. On se disait que le nucléaire militaire était certes très dangereux, mais qu’après tout, utilisé à des fins civiles, on parvenait à maîtriser l'atome. Il y avait bien eu en 1979 l’accident de Three Mile Island, mais honnêtement en Europe on ne s’en est pas beaucoup soucié. S’il y a bien eu quelques films sur le nucléaire civil dès les années 1970, c’était quand même le nucléaire militaire qui dominait.
Quelle perception du nucléaire émerge des films des années 1950, 1960, bref de ce qui a pu être considéré par certains comme l' "âge d'or" de l'atome au cinéma, après Hiroshima et bien avant les accidents du nucléaire civil ?
Dans les années 1950 on trouve des films essentiellement japonais et américains, soit les deux pays qui ont "tâté" de l’atome, si je puis dire, celui qui a fabriqué la bombe et celui qui l’a reçue sur la figure. Ces deux pays se sont mis à faire des films sur le sujet dès 1948-1950. Dans l’ensemble ce sont des œuvres qui posent le problème sous l’angle suivant : "que faut-il penser de cette puissance ?". Il existe plusieurs manières de répondre à cette question. Et d’abord, faut-il n’avoir que peur ? La peur est présente c’est certain, c’est la base des films, aussi bien en Amérique qu’au Japon, parce que cette puissance est capable de transformer des fourmis en monstres [cf Des monstres attaquent la ville (Them !), 1954], de réveiller Godzilla, etc. Mais faut-il donc n’avoir que peur ? Dès la fin des années 1950 une petite gamme de films, parmi lesquels le très beau Le Monde, la chair et le diable (1959), disent plutôt que certes, l'atome est très dangereux, mais qu’après tout, comme toutes les catastrophes, il permet de rebattre les cartes et offre presque une nouvelle chance à l’humanité. Ces films-là sont intéressants parce qu’ils ouvrent un nouveau rapport à l’atome : ça fait très peur, ça tue tout le monde, mais ceux que l’atome ne tue pas, il leur ouvre le monde. C’est terrible, mais si vous êtes le survivant, le monde est à vous. Cela "clôt" le bon et le mauvais d’avant, et ré-ouvre les possibles. C’est un phénomène très curieux. Dans Le monde, la chair et le diable, les trois survivants (tous trois américains) sont une femme blanche, un homme blanc et un homme noir. Se pose ainsi en 1959 le problème du racisme, parce que les deux hommes sont naturellement amoureux de la seule femme, qui les aime aussi beaucoup… Au début il y a quelques bagarres, et l'on se dit que les choses vont mal tourner, qu’ils vont s’entretuer. Mais à la fin, ils partent main dans la main, en couple à trois, vers le fond de l’écran sur lequel s'inscrit, au lieu du traditionnel "The End", "The Beginning". C’est une solution au racisme, d’une certaine façon, qui ouvre aussi sur les années 1960. Et pourtant en cette même année 1959 sort Le Dernier rivage, qui se passe en Australie et dans lequel, au contraire, il n’y a plus de survivants, le monde entier est ratissé - c’est déjà presque une vieille représentation : les années 1950 sont plutôt pessimistes, mais à partir de la fin de la décennie l’optimisme apparaît dans presque tous les films.
Que représente Godzilla ? Avant tout un mode d'expression du traumatisme japonais ?
Godzilla* est un peu plus complexe, je crois. Il évolue, puisque les Japonais ont fait des films sur lui pendant plus de quinze ans. Dans les premiers, Godzilla est un monstre préhistorique marin réveillé par les radiations atomiques, qui vient, massacre tout Tokyo, bref la nature incarnée qui se venge. Mais au fil des quinze ou seize films [qui lui sont consacrés], Godzilla change. Vers 1965-1966 (je crois que le premier film est de 1954), Godzilla est devenu l’ami des Japonais : c’est un monstre qui sert à se battre contre d’autres monstres, quand il en vient. On s'habitue : oui, Godzilla existe, mais finalement il est "assez sympa", on peut faire avec. Je pense vraiment que c’est le rôle qu’ont joué les films, qui nous ont raconté des choses charmantes (pas tout à fait fausses d’ailleurs, on est très content d’avoir de l’électricité). Mais quand ça craque, ça craque, et là, avec Fukushima, c’est quand même très inquiétant. Aujourd’hui on retrouve ce qui définit fondamentalement la relation entre l’homme et la puissance atomique : le secret. Tepco [l'opérateur de la centrale japonaise] raconte ses salades, mais c’est la même chose depuis 1945, on nous raconte les choses en minimisant (quand on les raconte), et les Japonais sont au top dans ce domaine : ils auraient pu hurler, les victimes des bombardements auraient sans doute bien voulu le faire, mais on les a mis sous le boisseau. Leurs maladies issues des radiations n’ont pas été reconnues. Il règne donc un secret, un blackout qui est la constante de l’histoire de l’atome.
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On n’avait pas attendu la découverte de la radioactivité ou des radiations pour inventer des monstres géants. Le nucléaire, la bombe atomique ne sont-ils alors qu’une corde de plus à la lyre de la SF, notamment au cinéma ?
Il y a deux choses, je crois. D’une part l’atome sert aux films catastrophe de tous types : c’est un excellent outil, parce que dans le genre catastrophe vous avez de tout, des mutations, des incendies, des radiations… Tout ce que vous voulez. Donc de ce point de vue, il ne change rien aux grandes terreurs de l’humanité, il représente seulement un moyen supplémentaire. Mais je pense qu’en même temps ces films ont influé sur nos manières de penser, à nous qui sommes arrivés après le nucléaire, et finalement nous ont habitués à cohabiter avec lui. Au lieu de le refuser (il y aurait pu y avoir un niet général comme il semble s’en redessiner un en ce moment), le cinéma a au contraire joué cette carte, inconsciemment - il n’y a pas eu de table ronde de cinéastes. Il nous a raconté des histoires avec des héros qui, après tout, survivent pour la plupart (il y a très peu de films où personne ne survit). L’atome devient, non pas un espoir radieux, mais quelque chose avec quoi on cohabite, quelque chose à quoi il faut faire place, et je pense que c’est cela le rôle le plus important qu’a joué le cinéma, c’est de nous avoir habitués à vivre dans un monde post-atomique. Le cinéma est un moyen de se rendre sympathique tout ce qui ne l’est pas, ou plutôt de le rendre acceptable : le nucléaire est là, on fait avec.
Est-ce que le cinéma a pu, du coup, faire sciemment ou inconsciemment la promotion du nucléaire ?
Inconsciemment, sûrement. Consciemment, sûrement pas. Moi-même, au total, après m’être gavée de ces films-là, même si je ne peux pas dire que je suis devenue follement pro-nucléaire, je ne suis pas anti-nucléaire. Je me dis qu’on en réchappe toujours… Ce qui est sans doute stupide, mais il n’empêche que ça marche sur moi, alors je suppose que ça marche sur d’autres.
Il ne semble pas y avoir tant de films qui évoquent, même indirectement (comme La Colline a des yeux), les essais atomiques, dont les retombées sont pourtant parmi les plus conséquentes pour l’être humain, bombardements mis à part…
Parmi les premiers films sur le nucléaire dans les années 1950, Des Monstres attaquent la ville [évoqué plus haut] se passe dans le désert - ce qui rappelle les sites du Nevada. Des fourmis y sont devenues géantes à cause des radiations. Il n’est pas dit noir sur blanc que c'est à cause des essais, mais tout le monde pouvait comprendre à l’époque que c’est ce qui fait muter les fourmis, lesquelles envahissent et détruisent les caravanes d’une gentille petite famille, avant de s’en aller jusqu’à Los Angeles...
Existe-t-il un tabou concernant (au moins) les essais atomiques français, malgré quelques films comme le récent Gerboise Bleue (ou Noir océan, à venir) ?
Il y a un blanc absolu, oui. Sur les essais nucléaires français au Sahara, un certain nombre de films sont sortis, en 1996 je pense. Quelques documentaires. Je ne connais pas vraiment de films de fiction, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y en ait pas. On a vu quelques documentaires très inquiétants, mais là aussi je pense qu’il règne une sorte de consensus en France pour ne pas se faire peur - j’en ai peur, pour le coup.
Qu’a changé Tchernobyl ?
Tchernobyl nous a changés, nous. Tchernobyl a frappé un grand coup et a porté l’inquiétude sur le plan civil, alors qu’on était bercé par les récits fantastiques du nucléaire et qu'on se disait : "oui, la guerre reviendra en 2019 ou en 3423, selon les films d’anticipation, mais finalement on s’en sort ; la preuve, on vit toujours, et l’humanité est toujours censée vivre en l'an 3000". Donc de ce point de vue il y a effectivement eu un âge d’or de l’atome au cinéma. C’était le héros des belles histoires - un héros dangereux. Mais à la suite de Tchernobyl se produit une sorte de désaffection. Pour faire des films catastrophe, on ne touche plus beaucoup à l’atome, sans doute parce que cela a été trop proche d’être vrai. Quatre ans après cette espèce de recul, c’est la chute du mur de Berlin. L’ennemi, qui détenait aussi le pouvoir atomique et dont on craignait tant qu’il déclenche la guerre, a disparu, et avec lui la peur de la guerre. Reste donc Tchernobyl, qui malheureusement pour eux était situé… en URSS. On a donc une sorte de confusion, avec cette URSS qui n’est plus l’URSS mais recèle encore des monstres atomiques. Cependant le cinéma se désintéresse un peu de l’atome.
Peut-on déjà se faire une idée de l’impact qu’aura la catastrophe de Fukushima sur la production cinématographique ?
C’est ce que je me suis demandée. Je me suis demandée : est-ce qu’ils vont tourner "Fukushima mon amour" d’ici quelques années ? J’ai peur que oui, c’est-à-dire que j’ai peur qu’ils ne l’apprivoisent tout de suite, en le faisant dériver vers quelque chose qui porterait sur les relations des êtres humains pendant ce temps-là. Mais franchement je ne sais pas, c’est vraiment une question qu’on peut se poser,
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L’apocalypse aujourd’hui, c’est forcément l’apocalypse nucléaire ? Cette dernière a remplacé la "fin des temps" ?
Oui, je le pense. Je pense que l’atome a pris le visage d’une mort de masse, en fait. La mort est un problème qu’on regarde toujours très difficilement, mais on pense à la sienne ou à celle de ses proches, et on fait avec. Le nucléaire nous oblige à penser la mort de l’humanité, ce qui est différent, et prend à mon avis la place d’une apocalypse. On s’est rendu compte qu’on avait la faculté de détruire la vie, en fait. Je pense que cette terreur-là a été réelle dans la tête des gens au moins jusque dans les années 1960, avec Hiroshima, Nagasaki, les essais de Bikini etc. Tous ces événements étaient suffisamment proches dans le temps, il n’y avait pas suffisamment de films pour "faire matelas", pas mal de documentaires évoquaient la possibilité de "l’hiver nucléaire", si tout se mettait à exploser. Ensuite je pense qu’il y a vraiment eu un creux, avant que Tchernobyl ne permette à cette apocalypse de refaire une petite apparition. Aujourd'hui, le fait que Fukushima soit au Japon ravive les souvenirs d’Hiroshima, de Nagasaki, et comme c’est aussi l’anniversaire de Tchernobyl... Quelque chose se passe à nouveau, comme à Tchernobyl mais en plus fort, à mon sens. Tchernobyl, on ne l’a pas su tout de suite, c’est arrivé par morceaux, on a cru que le nuage passerait sans s’arrêter, etc. Maintenant, nous avons quand même une certaine expérience historique et personnelle, selon son âge, donc on commence à se demander si par hasard, ce serait vrai, si le cinéma n’a pas à la fois tort et raison, raison en disant que ça va arriver, et tort en disant qu’on s’en sort toujours…
Y-a-t-il une raison pour laquelle on représente presque toujours le "monde post-atomique" de la même manière ?
C’est une espèce de routine de représentation. Quand vous avez par exemple une vieille usine complètement désaffectée où poussent trois quatre herbes folles, ça fait post-nucléaire en modèle réduit. Je pense qu’il existe une forme de schéma mental. Les premiers à avoir représenté le monde post-atomique l’ont souvent fait dans le désert. L’état de la planète post–atomique, on a l’impression de le connaître quand on a vu des films. On y trouve aussi des villes ravagées. Mais l’un des plus beaux exemples de monde post-atomique, c’est celui de La Planète des singes : ils y vivent tous dans une ère post-atomique, et pour cause. Là aussi ils sont au bord d’un désert et d’une zone interdite, mais les villages des singes sont assez verdoyants, avec des champs. La Nature a en partie récupéré.
Quelle différence dans la représentation du nucléaire peut-on observer entre les cinémas américain et japonais, entre ceux qui ont largué la bombe et ceux qui l’ont reçue ?
On finit en gros par en revenir à cette mise en acceptabilité de l’atome, dans les deux pays. La plus grosse partie [de la production] est américaine, en termes de quantité et de suivi - ils n’ont pas cessé de tourner, les Américains. Et leurs histoires ne se passent pas au Japon, en Russie ou ailleurs, mais chez eux. C’est chez eux que ça explose, qu’ils soient bombardés par des ennemis ou aient fait une ânerie, on ne sait pas - d’ailleurs en général on ne sait pas, c’est toujours en pointillés, puis arrive la déferlante des radiations. J’y ai beaucoup réfléchi et je me suis demandée si pour les Américains eux-mêmes, il n’y avait pas à la fois une sorte de discours sur leur culpabilité, et simultanément, en se faisant victimes de la bombe, une manière de se dédouaner de cette culpabilité, en montrant qu’ils auraient pu la recevoir aussi… et d’ailleurs ils la reçoivent, le Kansas ou bien New York sont ainsi détruits : dans ces films c’est ainsi que les choses se passent, ce sont les Américains qui subissent cette destruction, et cela, c’est très curieux. Comme une sorte d’inconscient qui se punirait (à peu de frais, puisque c’est au cinéma) d’avoir détruit Hiroshima, Nagasaki, en disant "nous aussi, on détruit Kansas City, Los Angeles etc." Dans leurs films, ils ne massacrent pas les Japonais, ils se massacrent, eux. C’est comme une punition en images, mais une punition quand même, comme s’ils reconnaissaient leur part de responsabilité, et donc le fait que cela aurait peut-être dû leur arriver à eux plutôt qu’à d’autres. C’est assez étrange. J’avais dit dans un article que ces films de fiction étaient comme des espèces d’ex-voto, et c’est un peu ça. Il y a une sorte de démarche assez naïve et quelque chose de l'ordre de la psychanalyse, mais comme je le disais à peu de frais, puisque tout est imaginaire.
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Comment les cinémas d’autres pays, notamment soviétique, ont-ils représenté le nucléaire ?
Il y a quelque chose d’assez bizarre dans le cinéma de l’URSS et dans celui des pays communistes de l’époque, comme la Corée du Nord par exemple. En fait ces gens ne font pas de science-fiction. C’est un genre qui n’existe presque pas - on a Stalker, mais c’est précisément l’œuvre d’un dissident soviétique. On fait du réalisme, et dans le réalisme, il n’y a pas de nucléaire. J’avais été une fois invitée à la légation de Corée du Nord. Nos hôtes nous avaient montré des tas de films sur Kim-Il-sung, c’était très amusant, puis ils nous avaient offert un cocktail. On ne savait pas trop quoi leur dire, ils étaient trois Coréens qui parlaient assez mal français, alors je leur avais demandé s’ils avaient de la science-fiction. Ils m’avaient regardé, sans comprendre ce que je disais. Je leur avais expliqué ce que c’était, l’anticipation, qu’on y imaginait ce qui pourrait se passer, etc. Et ils m’avaient répondu "Ah non !" avec un air très choqué, "on ne s’amuse pas à faire ça, on représente le présent, les améliorations qu’on peut y apporter, ou le passé et les améliorations qu’on y a apporté". Je pense que la réponse nord-coréenne était un peu semblable à la réponse soviétique. Il existe assez peu de films soviétiques sur le sujet. Pour ce qui est des autres pays, la France en a, l’Italie, l’Angleterre aussi ; tous les pays ont quelques films sur le sujet. Et, chose assez étrange, comme pour les Etats-Unis, c’est chez eux que les choses se passent. En France vous avez par exemple Malevil, de Christian de Chalonge. C’est un film très intéressant au regard de la période actuelle, parce qu’il semble porter sur une centrale, sur du nucléaire civil, vraisemblablement - puisque là non plus on n’est pas sûr : il semble qu’une centrale ait explosé dans le Périgord. On a donc tous les ravages des irradiations, puis ce qui arrive presque toujours dans les films, européens notamment mais aussi dans certains films américains : le désordre qui suit est favorable à l’établissement d’un pouvoir dictatorial. L’état est détruit, les communications aussi, il n’y a plus d’autorités, mais à la fin de Malevil on constate que quelqu’un de dangereux a pris le pouvoir. Ce lien de l’atome avec la crainte d’une dictature est réel.
La SF, l’horreur se taillent la part du lion dans la représentation du nucléaire, mais ils ne sont pas les seuls genres à aborder le sujet...
Il y a les fictions réalistes. Ce sont plutôt les Japonais, dans la veine Cloches de Nagasaki, c’est-à-dire des récits souvent très à l’eau-de-rose, très retenus, mais qui narrent de vraies histoires, de vrais événements. Chez Marguerite Duras [Hiroshima mon amour, porté à l'écran par Alain Resnais en 1959], l’atome sert de déclencheur de parole, en fin de compte. Emmanuelle Riva se met à raconter son histoire avec l’officier allemand parce qu’elle est à Hiroshima, c’est cela qui sert de déclencheur en définitive. D’ailleurs elle dit une chose très curieuse à la fin. J’ai vu ce film mille fois, et toutes les fois que je ré-entend ses mots, je me dis qu’elle a raison, c’est à cela que sert le fait de se raconter une histoire. Elle rentre toute seule à l’hôtel, se lave le visage, se regarde dans la glace et se dit, parlant à l’officier allemand en même temps : "tu vois, j’ai raconté notre histoire, elle était racontable". Voilà, c’est la fonction du cinéma, on raconte, jusqu’à ce que l’irracontable, l’impensable deviennent racontables et pensables. Je pense que c’est vraiment ce que font ces films, à tort ou à raison, je ne le sais pas - peut-être vaut-il mieux ne pas avoir peur tout le temps.
Quelle fonction remplissent des satires comme le génial Docteur Folamour (ou Les Simpson) ?
On rit de l’atome parce qu’on en a très profondément peur. C’est la mort, vraiment, la représentation de la mort, je pense, cette espèce de sidération… Le sous-titre de Docteur Folamour est "comment j'ai appris à ne plus m'en faire et à aimer la bombe", alors que le film finit très mal. Docteur Folamour fait partie de ces films où tout est ratissé, à ce qu'on voit, et la chanson finale, "on se retrouvera un jour de beau soleil", ne promet pas beaucoup en ce qui concerne une vie sur terre… Le sous-titre de Kubrick est génial, c’est vraiment la fonction du cinéma, ne plus avoir peur et aimer la chose qui fait tellement peur.
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Existe-t-il une différence de ce point de vue entre le documentaire (anxiogène) et la fiction (« apaisante ») ? Peut-on dire que le documentaire inquiète, quand la fiction apaise ?
Oui, ce sont vraiment ces deux fonctions-là. A ceci près que quand vous dites "le documentaire inquiète", il faudrait être sûr qu’il inquiète, parce qu’il est plus souvent ennuyeux qu’inquiétant. A sa manière il "endort" aussi, mais par l’ennui, quand la fiction fait rêver. Il existe quand même une sorte de cliché du film documentaire, extrêmement monotone dans sa construction avec une alternance image de l’expert/images d’archive/image de l’expert etc., ou bien l’expert pro-nucléaire Vs l’expert anti, avec un discours très sérieux et à mon sens très ennuyeux. Les documentaires sont rarement intéressants. Ou alors ils le sont (ça leur arrive quand même) parce qu’ils sortent des images jamais vues auparavant, par exemple pour les cinquante ans d’Hiroshima (et les quarante de Bikini), avec des documentaires très intéressants sur les atolls du Pacifique, qui vous secouaient franchement quand ils montraient les populations, ces gens qui avaient trinqué ; c’était très fort comme images, et plutôt inquiétant pour le coup. Mais conjointement, vous aviez une quantité de documentaires rasoirs. Puis l’année d’après, en 1996, pour les dix ans de Tchernobyl, il y a eu ce documentaire [L’Oasis, de Youri Chatchevatsky], dont le réalisateur a été tourner pour l’anniversaire dans la zone interdite autour de Tchernobyl, en Ukraine et en Biélorussie. Il montrait d’abord des images extrêmement dures de l’explosion elle-même, de l’évacuation des gens de Pripiat et toutes les villes autour ; c’était du vrai documentaire avec images d’archive et interviews de victimes. Puis il entrait dans la zone et allait rencontrer les gens qui vivent dedans, car il y en a : un certain nombre de réfugiés venaient, c’était la guerre en Arménie au même moment, et ces gens sont venus dans la zone interdite de Tchernobyl. Ils disaient à peu de choses près "la guerre on la voit, on reçoit les coups de canon. Les radiations on ne les voit pas, on mange les champignons et ils sont très bons…". Il y avait en même temps un discours assez drôle, surtout lorsque Chatchevatsky interviewait une espèce de marginal qui vivait d’une manière invraisemblable dans une petite cabane. C’était très amusant, très vivant, très chaleureux. C’était un documentaire très ambigu en réalité, et d’autant plus ambigu qu’à la fin le réalisateur allait interviewer le directeur administratif de la zone, c’est-à-dire celui qui empêche qu’on y entre. Ce directeur racontait que la nature avait complètement repris le dessus et qu’il allait souvent le soir, quand il était fatigué, se promener dans la zone, parce qu’au moins là il avait la paix, et que c’était extraordinaire. Ce documentaire s’appelle donc L’Oasis, car c’était le nom donné à cette région complètement pourrie de radiations. En général, les documentaires sont donc plutôt inquiétants, mais il y a toujours l’exception qui confirme la règle.
Propos recueillis le 5 avril 2011 à Paris par Alexis Geng
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Directeur d’études pour la chaine de Cinéma, télévision et mythologie contemporaine à l’Ecole pratique des Hautes Etudes jusqu’en 2002, Hélène Puiseux est notamment l’auteure de L'Apocalypse nucléaire et son cinéma [éd. du Cerf, 1988].
A quel moment le cinéma commence-t-il à s’emparer du fait nucléaire ? Avant les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki ?
Un petit peu avant. Dans mon livre, je mentionnais quelques films sortis avant la guerre et portant sur la radioactivité [entre autres The Invisible Ray ou la série The Phantom Empire]. Il y en a eu assez peu, mais c’est tout de même une puissance qui a paru intéressante assez vite pour que le cinéma s’en empare et raconte des histoires sur le sujet. Donc même avant-guerre, j’avais repéré sept ou huit films, sortis aux Etats-Unis, qui évoquent la puissance du radium, ce matériau mystérieux qui émet de la lumière et des rayons. Un matériau quand même dangereux, on s’en est aperçu tout à fait au début de la radioactivité, c’est-à-dire avant 1900. Quand le radium a été découvert, on trouvait dans les journaux de la pub pour que les gens en achètent, "Regardez vos os de la main à travers la peau, chez vous ! Voyez comme c’est amusant, la physique amusante", etc. Les gens se sont brûlés immédiatement et les pubs ont disparu, on a compris que ce n’était pas seulement "amusant", mais puissant et dangereux.
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Qu'en est-il de l'après-guerre, et des images d'Hiroshima ou Nagasaki ? Existe-t-il par ailleurs des films qui représentent l’atome "positivement" (hors Japon, notamment) ?
Au cinéma, on reste plutôt dans l’inquiétude parce que le nucléaire est lié à la guerre. Durant l'immédiat après-guerre et jusqu’en 1950 il n’y a pratiquement rien, pour une bonne raison : on ne dispose pas des images réelles [d'Hiroshima et Nagasaki]. Celles-ci sont restées secrètes, top défense etc. jusqu’en 1995 aux Etats-Unis. Il s’est passé cinquante années pendant lesquelles les images filmées ont été confisquées. Hiroshima a été filmé par des Japonais, tout de suite après, et naturellement par les militaires américains - qui ont amplement filmé. Mais ces derniers ont confisqué les documents japonais et emporté le tout, classé secret défense, à Washington. Ces images ont été diffusées au compte-gouttes, avant qu’en 1995 le secret ne soit levé. Du coup les films de la commémoration du cinquantenaire cette même année ont dévoilé des documents encore jamais vus, le stock a été ouvert après cinquante ans passés à devoir se contenter de fragments - je ne sais même pas s’il l’a été entièrement, mais enfin une bonne partie a été mise au jour. Ce cinquantenaire était donc intéressant, parce qu’il y avait pas mal de documentaires utilisant les images de l’époque. Néanmoins elles n'ont pas été tant vues que cela, aucun film n’est vraiment sorti en salles, c’était plutôt télévisuel, mais les gens qui voulaient bien regarder ces images ont pu y accéder. Ce n’était pas le cas dix ans plus tôt, pour les quarante ans d’Hiroshima, où il n’y avait presque rien eu, peut-être une dizaine de petits documentaires sur les chaînes françaises, italiennes, allemandes. Pour le cinquantenaire, c’était donc plus conséquent, d’autant qu’entretemps il y avait eu Tchernobyl. En 1985 [pour les 40 ans], on était encore dans "l’innocence de la guerre", si je puis dire. On se disait que le nucléaire militaire était certes très dangereux, mais qu’après tout, utilisé à des fins civiles, on parvenait à maîtriser l'atome. Il y avait bien eu en 1979 l’accident de Three Mile Island, mais honnêtement en Europe on ne s’en est pas beaucoup soucié. S’il y a bien eu quelques films sur le nucléaire civil dès les années 1970, c’était quand même le nucléaire militaire qui dominait.
Quelle perception du nucléaire émerge des films des années 1950, 1960, bref de ce qui a pu être considéré par certains comme l' "âge d'or" de l'atome au cinéma, après Hiroshima et bien avant les accidents du nucléaire civil ?
Dans les années 1950 on trouve des films essentiellement japonais et américains, soit les deux pays qui ont "tâté" de l’atome, si je puis dire, celui qui a fabriqué la bombe et celui qui l’a reçue sur la figure. Ces deux pays se sont mis à faire des films sur le sujet dès 1948-1950. Dans l’ensemble ce sont des œuvres qui posent le problème sous l’angle suivant : "que faut-il penser de cette puissance ?". Il existe plusieurs manières de répondre à cette question. Et d’abord, faut-il n’avoir que peur ? La peur est présente c’est certain, c’est la base des films, aussi bien en Amérique qu’au Japon, parce que cette puissance est capable de transformer des fourmis en monstres [cf Des monstres attaquent la ville (Them !), 1954], de réveiller Godzilla, etc. Mais faut-il donc n’avoir que peur ? Dès la fin des années 1950 une petite gamme de films, parmi lesquels le très beau Le Monde, la chair et le diable (1959), disent plutôt que certes, l'atome est très dangereux, mais qu’après tout, comme toutes les catastrophes, il permet de rebattre les cartes et offre presque une nouvelle chance à l’humanité. Ces films-là sont intéressants parce qu’ils ouvrent un nouveau rapport à l’atome : ça fait très peur, ça tue tout le monde, mais ceux que l’atome ne tue pas, il leur ouvre le monde. C’est terrible, mais si vous êtes le survivant, le monde est à vous. Cela "clôt" le bon et le mauvais d’avant, et ré-ouvre les possibles. C’est un phénomène très curieux. Dans Le monde, la chair et le diable, les trois survivants (tous trois américains) sont une femme blanche, un homme blanc et un homme noir. Se pose ainsi en 1959 le problème du racisme, parce que les deux hommes sont naturellement amoureux de la seule femme, qui les aime aussi beaucoup… Au début il y a quelques bagarres, et l'on se dit que les choses vont mal tourner, qu’ils vont s’entretuer. Mais à la fin, ils partent main dans la main, en couple à trois, vers le fond de l’écran sur lequel s'inscrit, au lieu du traditionnel "The End", "The Beginning". C’est une solution au racisme, d’une certaine façon, qui ouvre aussi sur les années 1960. Et pourtant en cette même année 1959 sort Le Dernier rivage, qui se passe en Australie et dans lequel, au contraire, il n’y a plus de survivants, le monde entier est ratissé - c’est déjà presque une vieille représentation : les années 1950 sont plutôt pessimistes, mais à partir de la fin de la décennie l’optimisme apparaît dans presque tous les films.
Que représente Godzilla ? Avant tout un mode d'expression du traumatisme japonais ?
Godzilla* est un peu plus complexe, je crois. Il évolue, puisque les Japonais ont fait des films sur lui pendant plus de quinze ans. Dans les premiers, Godzilla est un monstre préhistorique marin réveillé par les radiations atomiques, qui vient, massacre tout Tokyo, bref la nature incarnée qui se venge. Mais au fil des quinze ou seize films [qui lui sont consacrés], Godzilla change. Vers 1965-1966 (je crois que le premier film est de 1954), Godzilla est devenu l’ami des Japonais : c’est un monstre qui sert à se battre contre d’autres monstres, quand il en vient. On s'habitue : oui, Godzilla existe, mais finalement il est "assez sympa", on peut faire avec. Je pense vraiment que c’est le rôle qu’ont joué les films, qui nous ont raconté des choses charmantes (pas tout à fait fausses d’ailleurs, on est très content d’avoir de l’électricité). Mais quand ça craque, ça craque, et là, avec Fukushima, c’est quand même très inquiétant. Aujourd’hui on retrouve ce qui définit fondamentalement la relation entre l’homme et la puissance atomique : le secret. Tepco [l'opérateur de la centrale japonaise] raconte ses salades, mais c’est la même chose depuis 1945, on nous raconte les choses en minimisant (quand on les raconte), et les Japonais sont au top dans ce domaine : ils auraient pu hurler, les victimes des bombardements auraient sans doute bien voulu le faire, mais on les a mis sous le boisseau. Leurs maladies issues des radiations n’ont pas été reconnues. Il règne donc un secret, un blackout qui est la constante de l’histoire de l’atome.
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On n’avait pas attendu la découverte de la radioactivité ou des radiations pour inventer des monstres géants. Le nucléaire, la bombe atomique ne sont-ils alors qu’une corde de plus à la lyre de la SF, notamment au cinéma ?
Il y a deux choses, je crois. D’une part l’atome sert aux films catastrophe de tous types : c’est un excellent outil, parce que dans le genre catastrophe vous avez de tout, des mutations, des incendies, des radiations… Tout ce que vous voulez. Donc de ce point de vue, il ne change rien aux grandes terreurs de l’humanité, il représente seulement un moyen supplémentaire. Mais je pense qu’en même temps ces films ont influé sur nos manières de penser, à nous qui sommes arrivés après le nucléaire, et finalement nous ont habitués à cohabiter avec lui. Au lieu de le refuser (il y aurait pu y avoir un niet général comme il semble s’en redessiner un en ce moment), le cinéma a au contraire joué cette carte, inconsciemment - il n’y a pas eu de table ronde de cinéastes. Il nous a raconté des histoires avec des héros qui, après tout, survivent pour la plupart (il y a très peu de films où personne ne survit). L’atome devient, non pas un espoir radieux, mais quelque chose avec quoi on cohabite, quelque chose à quoi il faut faire place, et je pense que c’est cela le rôle le plus important qu’a joué le cinéma, c’est de nous avoir habitués à vivre dans un monde post-atomique. Le cinéma est un moyen de se rendre sympathique tout ce qui ne l’est pas, ou plutôt de le rendre acceptable : le nucléaire est là, on fait avec.
Est-ce que le cinéma a pu, du coup, faire sciemment ou inconsciemment la promotion du nucléaire ?
Inconsciemment, sûrement. Consciemment, sûrement pas. Moi-même, au total, après m’être gavée de ces films-là, même si je ne peux pas dire que je suis devenue follement pro-nucléaire, je ne suis pas anti-nucléaire. Je me dis qu’on en réchappe toujours… Ce qui est sans doute stupide, mais il n’empêche que ça marche sur moi, alors je suppose que ça marche sur d’autres.
Il ne semble pas y avoir tant de films qui évoquent, même indirectement (comme La Colline a des yeux), les essais atomiques, dont les retombées sont pourtant parmi les plus conséquentes pour l’être humain, bombardements mis à part…
Parmi les premiers films sur le nucléaire dans les années 1950, Des Monstres attaquent la ville [évoqué plus haut] se passe dans le désert - ce qui rappelle les sites du Nevada. Des fourmis y sont devenues géantes à cause des radiations. Il n’est pas dit noir sur blanc que c'est à cause des essais, mais tout le monde pouvait comprendre à l’époque que c’est ce qui fait muter les fourmis, lesquelles envahissent et détruisent les caravanes d’une gentille petite famille, avant de s’en aller jusqu’à Los Angeles...
Existe-t-il un tabou concernant (au moins) les essais atomiques français, malgré quelques films comme le récent Gerboise Bleue (ou Noir océan, à venir) ?
Il y a un blanc absolu, oui. Sur les essais nucléaires français au Sahara, un certain nombre de films sont sortis, en 1996 je pense. Quelques documentaires. Je ne connais pas vraiment de films de fiction, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y en ait pas. On a vu quelques documentaires très inquiétants, mais là aussi je pense qu’il règne une sorte de consensus en France pour ne pas se faire peur - j’en ai peur, pour le coup.
Qu’a changé Tchernobyl ?
Tchernobyl nous a changés, nous. Tchernobyl a frappé un grand coup et a porté l’inquiétude sur le plan civil, alors qu’on était bercé par les récits fantastiques du nucléaire et qu'on se disait : "oui, la guerre reviendra en 2019 ou en 3423, selon les films d’anticipation, mais finalement on s’en sort ; la preuve, on vit toujours, et l’humanité est toujours censée vivre en l'an 3000". Donc de ce point de vue il y a effectivement eu un âge d’or de l’atome au cinéma. C’était le héros des belles histoires - un héros dangereux. Mais à la suite de Tchernobyl se produit une sorte de désaffection. Pour faire des films catastrophe, on ne touche plus beaucoup à l’atome, sans doute parce que cela a été trop proche d’être vrai. Quatre ans après cette espèce de recul, c’est la chute du mur de Berlin. L’ennemi, qui détenait aussi le pouvoir atomique et dont on craignait tant qu’il déclenche la guerre, a disparu, et avec lui la peur de la guerre. Reste donc Tchernobyl, qui malheureusement pour eux était situé… en URSS. On a donc une sorte de confusion, avec cette URSS qui n’est plus l’URSS mais recèle encore des monstres atomiques. Cependant le cinéma se désintéresse un peu de l’atome.
Peut-on déjà se faire une idée de l’impact qu’aura la catastrophe de Fukushima sur la production cinématographique ?
C’est ce que je me suis demandée. Je me suis demandée : est-ce qu’ils vont tourner "Fukushima mon amour" d’ici quelques années ? J’ai peur que oui, c’est-à-dire que j’ai peur qu’ils ne l’apprivoisent tout de suite, en le faisant dériver vers quelque chose qui porterait sur les relations des êtres humains pendant ce temps-là. Mais franchement je ne sais pas, c’est vraiment une question qu’on peut se poser,
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L’apocalypse aujourd’hui, c’est forcément l’apocalypse nucléaire ? Cette dernière a remplacé la "fin des temps" ?
Oui, je le pense. Je pense que l’atome a pris le visage d’une mort de masse, en fait. La mort est un problème qu’on regarde toujours très difficilement, mais on pense à la sienne ou à celle de ses proches, et on fait avec. Le nucléaire nous oblige à penser la mort de l’humanité, ce qui est différent, et prend à mon avis la place d’une apocalypse. On s’est rendu compte qu’on avait la faculté de détruire la vie, en fait. Je pense que cette terreur-là a été réelle dans la tête des gens au moins jusque dans les années 1960, avec Hiroshima, Nagasaki, les essais de Bikini etc. Tous ces événements étaient suffisamment proches dans le temps, il n’y avait pas suffisamment de films pour "faire matelas", pas mal de documentaires évoquaient la possibilité de "l’hiver nucléaire", si tout se mettait à exploser. Ensuite je pense qu’il y a vraiment eu un creux, avant que Tchernobyl ne permette à cette apocalypse de refaire une petite apparition. Aujourd'hui, le fait que Fukushima soit au Japon ravive les souvenirs d’Hiroshima, de Nagasaki, et comme c’est aussi l’anniversaire de Tchernobyl... Quelque chose se passe à nouveau, comme à Tchernobyl mais en plus fort, à mon sens. Tchernobyl, on ne l’a pas su tout de suite, c’est arrivé par morceaux, on a cru que le nuage passerait sans s’arrêter, etc. Maintenant, nous avons quand même une certaine expérience historique et personnelle, selon son âge, donc on commence à se demander si par hasard, ce serait vrai, si le cinéma n’a pas à la fois tort et raison, raison en disant que ça va arriver, et tort en disant qu’on s’en sort toujours…
Y-a-t-il une raison pour laquelle on représente presque toujours le "monde post-atomique" de la même manière ?
C’est une espèce de routine de représentation. Quand vous avez par exemple une vieille usine complètement désaffectée où poussent trois quatre herbes folles, ça fait post-nucléaire en modèle réduit. Je pense qu’il existe une forme de schéma mental. Les premiers à avoir représenté le monde post-atomique l’ont souvent fait dans le désert. L’état de la planète post–atomique, on a l’impression de le connaître quand on a vu des films. On y trouve aussi des villes ravagées. Mais l’un des plus beaux exemples de monde post-atomique, c’est celui de La Planète des singes : ils y vivent tous dans une ère post-atomique, et pour cause. Là aussi ils sont au bord d’un désert et d’une zone interdite, mais les villages des singes sont assez verdoyants, avec des champs. La Nature a en partie récupéré.
Quelle différence dans la représentation du nucléaire peut-on observer entre les cinémas américain et japonais, entre ceux qui ont largué la bombe et ceux qui l’ont reçue ?
On finit en gros par en revenir à cette mise en acceptabilité de l’atome, dans les deux pays. La plus grosse partie [de la production] est américaine, en termes de quantité et de suivi - ils n’ont pas cessé de tourner, les Américains. Et leurs histoires ne se passent pas au Japon, en Russie ou ailleurs, mais chez eux. C’est chez eux que ça explose, qu’ils soient bombardés par des ennemis ou aient fait une ânerie, on ne sait pas - d’ailleurs en général on ne sait pas, c’est toujours en pointillés, puis arrive la déferlante des radiations. J’y ai beaucoup réfléchi et je me suis demandée si pour les Américains eux-mêmes, il n’y avait pas à la fois une sorte de discours sur leur culpabilité, et simultanément, en se faisant victimes de la bombe, une manière de se dédouaner de cette culpabilité, en montrant qu’ils auraient pu la recevoir aussi… et d’ailleurs ils la reçoivent, le Kansas ou bien New York sont ainsi détruits : dans ces films c’est ainsi que les choses se passent, ce sont les Américains qui subissent cette destruction, et cela, c’est très curieux. Comme une sorte d’inconscient qui se punirait (à peu de frais, puisque c’est au cinéma) d’avoir détruit Hiroshima, Nagasaki, en disant "nous aussi, on détruit Kansas City, Los Angeles etc." Dans leurs films, ils ne massacrent pas les Japonais, ils se massacrent, eux. C’est comme une punition en images, mais une punition quand même, comme s’ils reconnaissaient leur part de responsabilité, et donc le fait que cela aurait peut-être dû leur arriver à eux plutôt qu’à d’autres. C’est assez étrange. J’avais dit dans un article que ces films de fiction étaient comme des espèces d’ex-voto, et c’est un peu ça. Il y a une sorte de démarche assez naïve et quelque chose de l'ordre de la psychanalyse, mais comme je le disais à peu de frais, puisque tout est imaginaire.
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Comment les cinémas d’autres pays, notamment soviétique, ont-ils représenté le nucléaire ?
Il y a quelque chose d’assez bizarre dans le cinéma de l’URSS et dans celui des pays communistes de l’époque, comme la Corée du Nord par exemple. En fait ces gens ne font pas de science-fiction. C’est un genre qui n’existe presque pas - on a Stalker, mais c’est précisément l’œuvre d’un dissident soviétique. On fait du réalisme, et dans le réalisme, il n’y a pas de nucléaire. J’avais été une fois invitée à la légation de Corée du Nord. Nos hôtes nous avaient montré des tas de films sur Kim-Il-sung, c’était très amusant, puis ils nous avaient offert un cocktail. On ne savait pas trop quoi leur dire, ils étaient trois Coréens qui parlaient assez mal français, alors je leur avais demandé s’ils avaient de la science-fiction. Ils m’avaient regardé, sans comprendre ce que je disais. Je leur avais expliqué ce que c’était, l’anticipation, qu’on y imaginait ce qui pourrait se passer, etc. Et ils m’avaient répondu "Ah non !" avec un air très choqué, "on ne s’amuse pas à faire ça, on représente le présent, les améliorations qu’on peut y apporter, ou le passé et les améliorations qu’on y a apporté". Je pense que la réponse nord-coréenne était un peu semblable à la réponse soviétique. Il existe assez peu de films soviétiques sur le sujet. Pour ce qui est des autres pays, la France en a, l’Italie, l’Angleterre aussi ; tous les pays ont quelques films sur le sujet. Et, chose assez étrange, comme pour les Etats-Unis, c’est chez eux que les choses se passent. En France vous avez par exemple Malevil, de Christian de Chalonge. C’est un film très intéressant au regard de la période actuelle, parce qu’il semble porter sur une centrale, sur du nucléaire civil, vraisemblablement - puisque là non plus on n’est pas sûr : il semble qu’une centrale ait explosé dans le Périgord. On a donc tous les ravages des irradiations, puis ce qui arrive presque toujours dans les films, européens notamment mais aussi dans certains films américains : le désordre qui suit est favorable à l’établissement d’un pouvoir dictatorial. L’état est détruit, les communications aussi, il n’y a plus d’autorités, mais à la fin de Malevil on constate que quelqu’un de dangereux a pris le pouvoir. Ce lien de l’atome avec la crainte d’une dictature est réel.
La SF, l’horreur se taillent la part du lion dans la représentation du nucléaire, mais ils ne sont pas les seuls genres à aborder le sujet...
Il y a les fictions réalistes. Ce sont plutôt les Japonais, dans la veine Cloches de Nagasaki, c’est-à-dire des récits souvent très à l’eau-de-rose, très retenus, mais qui narrent de vraies histoires, de vrais événements. Chez Marguerite Duras [Hiroshima mon amour, porté à l'écran par Alain Resnais en 1959], l’atome sert de déclencheur de parole, en fin de compte. Emmanuelle Riva se met à raconter son histoire avec l’officier allemand parce qu’elle est à Hiroshima, c’est cela qui sert de déclencheur en définitive. D’ailleurs elle dit une chose très curieuse à la fin. J’ai vu ce film mille fois, et toutes les fois que je ré-entend ses mots, je me dis qu’elle a raison, c’est à cela que sert le fait de se raconter une histoire. Elle rentre toute seule à l’hôtel, se lave le visage, se regarde dans la glace et se dit, parlant à l’officier allemand en même temps : "tu vois, j’ai raconté notre histoire, elle était racontable". Voilà, c’est la fonction du cinéma, on raconte, jusqu’à ce que l’irracontable, l’impensable deviennent racontables et pensables. Je pense que c’est vraiment ce que font ces films, à tort ou à raison, je ne le sais pas - peut-être vaut-il mieux ne pas avoir peur tout le temps.
Quelle fonction remplissent des satires comme le génial Docteur Folamour (ou Les Simpson) ?
On rit de l’atome parce qu’on en a très profondément peur. C’est la mort, vraiment, la représentation de la mort, je pense, cette espèce de sidération… Le sous-titre de Docteur Folamour est "comment j'ai appris à ne plus m'en faire et à aimer la bombe", alors que le film finit très mal. Docteur Folamour fait partie de ces films où tout est ratissé, à ce qu'on voit, et la chanson finale, "on se retrouvera un jour de beau soleil", ne promet pas beaucoup en ce qui concerne une vie sur terre… Le sous-titre de Kubrick est génial, c’est vraiment la fonction du cinéma, ne plus avoir peur et aimer la chose qui fait tellement peur.
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Existe-t-il une différence de ce point de vue entre le documentaire (anxiogène) et la fiction (« apaisante ») ? Peut-on dire que le documentaire inquiète, quand la fiction apaise ?
Oui, ce sont vraiment ces deux fonctions-là. A ceci près que quand vous dites "le documentaire inquiète", il faudrait être sûr qu’il inquiète, parce qu’il est plus souvent ennuyeux qu’inquiétant. A sa manière il "endort" aussi, mais par l’ennui, quand la fiction fait rêver. Il existe quand même une sorte de cliché du film documentaire, extrêmement monotone dans sa construction avec une alternance image de l’expert/images d’archive/image de l’expert etc., ou bien l’expert pro-nucléaire Vs l’expert anti, avec un discours très sérieux et à mon sens très ennuyeux. Les documentaires sont rarement intéressants. Ou alors ils le sont (ça leur arrive quand même) parce qu’ils sortent des images jamais vues auparavant, par exemple pour les cinquante ans d’Hiroshima (et les quarante de Bikini), avec des documentaires très intéressants sur les atolls du Pacifique, qui vous secouaient franchement quand ils montraient les populations, ces gens qui avaient trinqué ; c’était très fort comme images, et plutôt inquiétant pour le coup. Mais conjointement, vous aviez une quantité de documentaires rasoirs. Puis l’année d’après, en 1996, pour les dix ans de Tchernobyl, il y a eu ce documentaire [L’Oasis, de Youri Chatchevatsky], dont le réalisateur a été tourner pour l’anniversaire dans la zone interdite autour de Tchernobyl, en Ukraine et en Biélorussie. Il montrait d’abord des images extrêmement dures de l’explosion elle-même, de l’évacuation des gens de Pripiat et toutes les villes autour ; c’était du vrai documentaire avec images d’archive et interviews de victimes. Puis il entrait dans la zone et allait rencontrer les gens qui vivent dedans, car il y en a : un certain nombre de réfugiés venaient, c’était la guerre en Arménie au même moment, et ces gens sont venus dans la zone interdite de Tchernobyl. Ils disaient à peu de choses près "la guerre on la voit, on reçoit les coups de canon. Les radiations on ne les voit pas, on mange les champignons et ils sont très bons…". Il y avait en même temps un discours assez drôle, surtout lorsque Chatchevatsky interviewait une espèce de marginal qui vivait d’une manière invraisemblable dans une petite cabane. C’était très amusant, très vivant, très chaleureux. C’était un documentaire très ambigu en réalité, et d’autant plus ambigu qu’à la fin le réalisateur allait interviewer le directeur administratif de la zone, c’est-à-dire celui qui empêche qu’on y entre. Ce directeur racontait que la nature avait complètement repris le dessus et qu’il allait souvent le soir, quand il était fatigué, se promener dans la zone, parce qu’au moins là il avait la paix, et que c’était extraordinaire. Ce documentaire s’appelle donc L’Oasis, car c’était le nom donné à cette région complètement pourrie de radiations. En général, les documentaires sont donc plutôt inquiétants, mais il y a toujours l’exception qui confirme la règle.
Propos recueillis le 5 avril 2011 à Paris par Alexis Geng
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